Commissaire aux élections fédérales – Rapport annuel de 2012-2013

V. Défis

La présente section décrit certains des principaux défis auxquels le commissaire est confronté dans l'exécution de son mandat. Elle fournit un éclairage sur des questions qui sont parfois soulevées, par exemple sur la durée de certaines enquêtes ou sur le manque de transparence concernant l'avancement des enquêtes. Dans certains cas, elle fait aussi ressortir la nécessité d'envisager des modifications à la LEC.

Quatre points sont examinés dans les pages qui suivent :

  1. l'équilibre transparence-vie privée, et la nécessité de protéger la confidentialité des enquêtes;
  2. la complexité croissante des enquêtes;
  3. l'insuffisance des outils d'enquête;
  4. le manque de souplesse en réponse aux dérogations à la LEC.

A. L'équilibre transparence-vie privée, et la nécessité de protéger la confidentialité des enquêtes

Certains déplorent parfois le caractère secret des enquêtes du commissaire et le manque de transparence du processus.

Ceux qui, au nom du public, appellent à une plus grande transparence demandent que l'état d'avancement des enquêtes soit périodiquement communiqué. D'autres suggèrent que les personnes directement touchées ou intéressées par une enquête soient avisées de son état d'avancement (à quelle étape l'enquête se trouve, quelles seront les prochaines étapes, et quand on prévoit terminer).

Bien que ces préoccupations soient compréhensibles, il est difficile de les dissiper, car une enquête peut mener à des accusations au pénal, avec des conséquences importantes pour la personne visée, peu importe l'issue. Il est primordial d'assurer l'équité.

Il est également impératif que l'enquête soit protégée des facteurs susceptibles de nuire à son intégrité. Il faut que les enquêteurs puissent maintenir la confidentialité de leur stratégie d'enquête. Les témoins potentiels doivent également, dans la mesure du possible, être protégés de toute ingérence ou influence indue.

Certains témoins potentiels, par exemple, fuient la notoriété associée à toute couverture médiatique et choisissent de ne pas coopérer avec les enquêteurs uniquement pour cette raison. D'autres peuvent préférer, pour diverses raisons, que leur coopération ne soit pas connue, et refusent de collaborer ou acceptent sous réserve d'une attente de confidentialité. Les suspects potentiels sont souvent interrogés en dernier parce que les enquêteurs veulent habituellement obtenir le plus de renseignements possible de façon confidentielle avant de les rencontrer. Qu'il s'agisse de témoins ou de suspects, les enquêteurs veulent éviter le plus possible qu'une personne soit influencée par la manière dont un autre individu se souvient – ou prétend se souvenir – des évènements.

La plupart des services policiers et des autres organismes d'enquête veillent avec grand soin à protéger leurs enquêtes contre la divulgation de renseignements qui pourraient nuire à leur déroulement.

De plus, il est essentiel de protéger la présomption d'innocence et les réputations des personnes en cause. Il en est toujours ainsi, et encore plus peut-être quand les réputations d'intervenants ou d'organisations politiques sont en jeu.

Les enquêteurs du commissaire doivent se conformer à la Charte canadienne des droits et libertés et à la Loi sur la protection des renseignements personnels, qui obligent les agents de l'État de ne pas porter indûment atteinte à la vie privée des individus.

Par ailleurs, les enquêteurs doivent se conformer au Code criminel qui exige qu'un rapport soit soumis à un juge après l'exécution d'un mandat de perquisition ou que des documents soient produits en vertu d'une ordonnance de communication. Lorsqu'un tel rapport est soumis, le public (et, évidemment, les médias) peut avoir accès à l'affidavit préparé par les enquêteurs en vue d'obtenir le mandat ou l'ordonnance de communication. L'affidavit décrit la preuve recueillie jusque-là afin de convaincre le juge qu'il y a des motifs raisonnables pour l'émission d'un mandat ou d'une ordonnance. Les enquêteurs sont légalement tenus de divulguer au juge de manière franche et complète la preuve se rapportant à la demande de mandat ou d'ordonnance. Par conséquent, leurs affidavits sont en général très étoffés et détaillés.

Par exception, l'accès aux documents justificatifs d'une ordonnance de communication ou d'un mandat de perquisition ou leur communication peut être limité lorsque le juge accorde une ordonnance de mise sous scellés pour empêcher totalement ou partiellement l'accès public aux documents. Les motifs d'une mise sous scellés sont fixés par le Code criminel et sont plutôt limités. Les principaux motifs sont que la divulgation de l'information :

La demande d'une ordonnance de mise sous scellés doit également convaincre le juge que les motifs avancés sont assez importants pour contrebalancer le principe de l'audience publique, lequel repose sur une forte présomption en faveur de l'accessibilité publique des documents judiciaires.

En somme, lorsque certains réclament une transparence accrue concernant l'avancement des enquêtes, il faut prendre en compte les intérêts qui militent dans l'autre direction, c'est-à-dire la nécessité de protéger le processus d'enquête lui-même ainsi que la vie privée et la réputation des individus. Souvent, ce dernier élément aura plus de poids. Toutefois, la capacité de maintenir la confidentialité des enquêtes est influencée par certains facteurs indépendants de la volonté des enquêteurs, notamment 1) les dispositions du Code criminel exigeant que certains renseignements soient rendus publics après l'exécution d'un mandat de perquisition ou d'une ordonnance de communication, et 2) ce que les personnes choisiront de dire, et à qui elles le diront, après qu'elles auront été jointes ou interviewées par un enquêteur, dans le cadre d'une enquête.

B. La complexité croissante des enquêtes

Depuis quelques années, les dossiers soumis au commissaire pour enquête sont de plus en plus complexes, sur les plans à la fois juridique et technologique.

Dans une large mesure, cela découle des modifications apportées aux règles sur le financement politique. Depuis 2004, les associations de circonscription enregistrées, les candidats à l'investiture et les candidats à la direction ont été ajoutés à la liste des entités réglementées et doivent se conformer à des règles complexes. De nouvelles restrictions s'appliquent à la source et au montant des contributions, ainsi qu'aux transferts entre entités politiques. Ainsi, le Parlement a ajouté de nouvelles couches de règles et de restrictions en réponse à de nouveaux problèmes, sans nécessairement viser à préserver ou à accroître la cohérence et l'efficacité du régime. Cela s'avère particulièrement important dans un contexte électoral, où nombre des participants sont des bénévoles sans grande expériencenote 3. De plus, le resserrement des règles sur le financement politique a mené sans surprise à des conduites ou à des stratagèmes, parfois complexes, visant à tester les limites de ce qui est permis. Les enquêtes soulèvent des questions difficiles, souvent de nature juridique, et susceptibles de controverse. De plus, elles nécessitent souvent l'accès aux documents financiers et aux relevés bancaires de différentes entités, ce qui peut s'avérer laborieux.

D'autres facteurs contribuent à complexifier les enquêtes. La récente enquête sur les appels automatisés à Guelph a nécessité dix ordonnances de communication autorisées par un tribunal, afin d'exiger la production d'éléments de preuve par ailleurs protégés au nom du droit à la vie privée d'une ou de plusieurs personnes. Sauf trois exceptions, il a fallu préparer ces ordonnances de communication les unes à la suite des autres, car chacune prenait appui sur les précédentes, avec les délais et le souci du détail inhérents à un tel processus. Pour chacune, il faut relever de manière exhaustive les sources antérieures et remplir les exigences de divulgation, et tout cela augmente à mesure que les résultats des ordonnances précédentes sont connus. Comme chaque ordonnance peut être contestée dans toute procédure judiciaire ultérieure, il importe de procéder avec prudence.

En raison des exigences imposées par l'article 487.012 du Code criminel (exposées dans la section I – « Mandat et pouvoirs », sous B – « Outils d'enquête »), une enquête doit être bien avancée et s'appuyer sur de solides éléments de preuve pour qu'une ordonnance de communication soit obtenue.

La complexité technologique découle en grande partie de l'informatisation de l'archivage. Dans de récents dossiers, il a fallu saisir une documentation électronique importante, l'examiner, l'organiser et la stocker dans une base de données. De plus, les enquêteurs ont dû retracer la source de moyens de communication de plus en plus variés ayant servi à commettre des infractions à la LEC. Lorsque le législateur a rédigé la LEC, il n'avait pas à l'esprit des questions telles que le traçage d'appels VoIP (voix sur le protocole Internet) ou d'appels automatisés, la localisation de la source de courriels ou l'intégrité des bases de données, souvent des mois après les faits.

Dans son rapport de mars 2013 intitulé Prévenir les communications trompeuses avec les électeurs, mentionné plus haut, le directeur général des élections décrit de manière plus détaillée bon nombre des difficultés associées aux enquêtes sur les infractions commises à l'aide de divers moyens technologiques qui assurent l'anonymat.

C. L'insuffisance des outils d'enquête

Lorsqu'ils font enquête sur des situations où les enjeux sont perçus comme importants (dans le domaine électoral, la plupart des enquêtes relèvent de cette catégorie), les enquêteurs ont souvent affaire à des témoins récalcitrants. Souvent, des personnes clés refusent simplement d'être interrogéesnote 4 ou acceptent initialement, puis refusent par la suite. Dans certains cas, elles se soumettent à l'entrevue, mais ne donnent que de l'information partielle ou des réponses incomplètes, invoquant souvent un trou de mémoire ou leur incapacité à retrouver des documents importants. Dans d'autres cas, un témoin potentiel se dira pleinement disposé à collaborer, mais le processus prendra du temps – si bien que l'information sera lente à venir et souvent incomplète.

Dans le cadre législatif actuel, les témoins potentiels (p. ex. candidats, agents officiels, représentants de partis) ne sont pas tenus de collaborer avec les enquêteurs ni de les aider. Sauf lorsqu'une ordonnance de communication a été obtenue du tribunal, toute assistance ou information est fournie à titre volontaire.

À la lumière des nombreuses difficultés ainsi rencontrées dans le cadre des enquêtes, il convient de se demander s'il n'y aurait pas lieu de modifier la loi. Plusieurs lois électorales provinciales confèrent au directeur général des élections ou au commissaire, selon le cas, le pouvoir de contraindre des témoins à comparaître devant eux, à témoigner ou à produire des documents.

Dans Prévenir les communications trompeuses avec les électeurs, le DGE a recommandé de modifier la LEC de façon à conférer au commissaire le pouvoir de demander à un juge une ordonnance obligeant toute personne à fournir de l'information pertinente pour une enquête. Comme l'a noté le DGE, ces pouvoirs sont semblables à ceux prévus à l'article 11 de la Loi sur la concurrence, ainsi que dans la législation de diverses provinces.

Cette recommandation comporte cependant des protections clés, dont les suivantes :

Le commissaire appuie entièrement cette recommandation. Ce nouvel outil d'enquête permettrait aux enquêteurs de procéder plus rapidement et amélioreraient grandement leur capacité de découvrir les faits.

D. Le manque de souplesse en réponse aux dérogations à la LEC

À l'heure actuelle, le commissaire dispose de deux outils officiels pour veiller à l'application de la LEC : les transactions avec les parties contrevenantes et les recommandations d'accusations. (Les lettres d'avertissement ou de mise en garde, utilisées pour les infractions moins sérieuses, n'ont pas d'existence juridique officielle et, bien qu'elles soient utiles sur le plan éducatif, ne constituent manifestement pas un outil efficace d'application de la loi en cas d'infractions graves ou délibérées.)

Les transactions ont été et peuvent être un outil efficace pour traiter d'infractions à la LEC. Mais elles sont limitées de plusieurs façons. D'abord, il s'agit d'« ententes » : l'intéressé doit souscrire à leur contenu et, dans certains cas, cela peut prendre beaucoup de temps. En outre, le régime législatif actuel ne prévoit pas de sanctions pécuniaires ou autres qui pourraient faire partie d'une transaction négociée. C'est pourquoi les transactions ne conviennent généralement pas aux infractions plus sérieuses.

Les poursuites, par contre, ont certainement un rôle important à jouer et peuvent être très efficaces. Ce sont des outils puissants, particulièrement utiles pour les affaires sérieuses. Elles jouent également un rôle dissuasif important.

Mais les poursuites ont aussi des inconvénients. Comme les divers éléments de l'infraction doivent être démontrés hors de tout doute raisonnable, les enquêtes sont souvent longues (surtout quand il s'agit de questions complexes ou technologiques). Avant le dépôt de toute accusation, le dossier doit être renvoyé au DPP pour examen et décision. Entre le dépôt de l'accusation et le début du procès, il s'écoulera habituellement de nombreux mois. Le jugement du tribunal peut faire l'objet d'un appel. Bref, une poursuite est un processus long et coûteux – pour l'accusé, pour le commissaire et pour le système judiciaire. Voilà pourquoi les poursuites sont réservées aux infractions les plus graves et conviennent mal à la majorité des situations où, comme il a été mentionné précédemment, certaines exigences réglementaires n'ont pas été pleinement satisfaites.

Cela donne fortement à penser qu'il y aurait lieu de compléter la trousse d'outils actuelle de manière à ce que la législation prévoie des façons plus efficaces et plus souples de traiter les infractions trop sérieuses pour être réglées à l'aide de transactions, mais pas assez sérieuses pour justifier des poursuites. À titre d'exemples, un régime amélioré de transactions pourrait prévoir une gamme plus large de conditions et de sanctions; et des pénalités administratives pourraient être prévues pour les vraies contraventions réglementaires telles que le transfert prématuré de biens ou de fonds à un candidat, les manquements mineurs aux règles sur les comptes bancaires, ou les dépassements mineurs du plafond des contributions par un particulier. Ce sont deux exemples de modifications possibles. Il y en a sans doute d'autres à envisager.

À cet égard, il importe de tenir compte des recommandations contenues dans le rapport du DGE intitulé Faire face à l'évolution des besoins – Recommandations du directeur général des élections du Canada à la suite de la 40e élection générale, publié en juin 2010note 5. Il convient également de mentionner que le DGE a fait part de son intention de déposer, dans l'avenir, des recommandations visant à améliorer et à faciliter le respect et l'application de la loi.


Note 3 Il s'agit d'une préoccupation importante pour le directeur général des élections, qui a souligné le besoin de simplifier les règles et de réduire le fardeau réglementaire imposé aux participants. Son rapport au Parlement en 2010, intitulé Faire face à l'évolution des besoins – Recommandations du directeur général des élections du Canada à la suite de la 40e élection générale, propose un certain nombre de changements à cet égard.

Note 4 Par exemple, lors de l'enquête à Guelph sur les appels automatisés trompeurs, les dossiers judiciaires publics montrent qu'au moins trois personnes considérées comme détenant des informations clés ont refusé de parler avec les enquêteurs.

Note 5 Voir en particulier les recommandations II.2 et II.9. La première propose que tout candidat ou parti ayant dépassé son plafond de dépenses électorales voie son remboursement de dépenses diminué du même montant. La seconde propose que le candidat ou le parti qui omet de produire un rapport dans le délai prescrit perde jusqu'à 50 % de son cautionnement de candidature.





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